COMMENT NETFLIX VOUS MANIPULE ET VOUS SURVEILLE
Dans le précédent épisode de Planète B, nous vous parlions de surveillance et de répression dans la science-fiction. Parmi les œuvres essentielles pour aborder le sujet, nous ne pouvions pas faire l’impasse sur une citation de la série Black Mirror, bien connue des amateurs et amatrices au point d’être pratiquement rentrée dans le langage courant pour désigner une technologie dystopique aux effets glaçants. Et ce qu’a à dire Black Mirror au sujet de la surveillance, comment nous sommes déjà et pourrions être surveillés dans le futur, est particulièrement intéressant lorsqu’on se penche sur son très remarqué film interactif Bandersnatch.
Notre histoire d’aujourd’hui commence donc en 2019, date à laquelle Netflix mettait en ligne le premier film interactif de sa production destinée aux adultes, coproduit avec House of Tomorrow (une filiale du groupe Endemol) Un film d’environ une heure et demie, Black Mirror Bandersnatc, écrit par Charlie Brooker et réalisé par David Slade, construit comme un « livre dont vous êtes le héros.» Et c’est précisément avec Bandersnatch que Black Mirror, série caustique au succès légitime, est devenue à peu près tout ce qu’elle dénonçait auparavant. Mais de quoi parle Black Mirror : Bandersnatch ? De la vie de Stefan Butler, un programmeur fictif de jeux vidéo travaillant pour la société non moins fictive, Tuckersoft.
Recruté par l’entreprise, Stefan cherche à accomplir son œuvre personnelle en réalisant un jeu à choix multiples, comme le film qui le met en scène. Pour ce faire, Stefan va être amené à rencontrer Colin, un développeur plus expérimenté que lui, qui lui ouvrira petit à petit les portes d’une mystique à base de LSD et de programmation informatique, questionnant au passage les notions de libre arbitre et de multivers. L’occasion pour Charlie Brooker, le scénariste, de livrer une réflexion sur la création, la nécessité de garder son âme d’enfant dans un monde adulte, sur les contraintes des industries créatives et de dresser un portrait d’artiste en proie au doute. Le projet de Stefan le mène petit à petit au burnout, à la remontée du traumatisme de la mort de sa mère, à la remise en cause de sa relation avec son père et plus et à la rupture avec la Dr Haynes sa psychiatre.
Le tout, en fonction des choix que vous serez amenés à lui faire faire grâce à la mécanique d’interactivité. Le roman fictif Bandersnatch, de Jerome F. Davies, est l’inspiration principale de Stefan qui se propose de l’adapter, et sert de fil rouge au film interactif éponyme.
Ce titre omniprésent annonce déjà la couleur, puisqu’il s’agit d’une référence à l’œuvre de Lewis Caroll : De l’autre côté du miroir, la suite d’Alice au Pays des Merveilles publiée en 1871. D’ailleurs, les références à l’œuvre de Caroll sont nombreuses tout au long du film Stefan possède un lapin blanc, il passe à travers un miroir lors d’un rêve, etc. et nombreuses aussi sont les références à la science-fiction des années 70 et 80, période à laquelle se déroule l'histoire. Pour l’exercice, citons en pagaille les posters d’Akira de Katsuhiro Otomo et Ubik de Philip K. Dick dans l’appartement de Colin, les références au groupe psychédélique Tangerine Dream dont les morceaux forment la bande sonore du film, mais aussi les mentions de l’auteur pionnier de la cyberculture et grand promoteur du LSD Timothy Leary, et celles de George Orwell ou Aldous Huxley.
Le film pousse le souci du détail jusqu’à embaucher le (vrai) développeur de jeux vidéo psychédéliques Jeff Minter pour incarner le (faux) auteur Jérôme F. Davies lors de ses rares apparitions. Ce dernier, d’ailleurs, est une version à peine maquillée de Philip K. Dick mais qui aurait conclu sa carrière par le meurtre de sa femme. Bref, Bandersnatch maîtrise ses classiques et nous le montre en débordant littéralement de références plus ou moins cachées à destination des aficionados. En plaçant son intrigue dans les années 80, il met en scène une époque à laquelle la SF doit beaucoup, l’époque des pionniers du jeu vidéo et de l’informatique en réseaux, la fin de partie programmée des courants contre-culturels abreuvés d’amour libre et de sens de la vie sous acide. Accessoirement, il surfe sur la mode du rétro très en vogue depuis quelques années, et resserre son intrigue autour de la vie de Stefan, ses choix, ses traumas, son destin savamment placé entre vos mains, et évite ainsi toute extrapolation futuriste un tant soit peu technocritique ou politique.
Tout est personnel, rien n’est collectif. Car contrairement à tout ce qui avait précédemment fondé le succès de Black Mirror, la technologie ne joue aucun rôle notable dans Bandersnatch. Et malgré l’énergie qu’il met à le concevoir, le jeu vidéo programmé par Stefan n’a rien de particulier. Avec ce cocktail de références assez lourdement citées, le film assume donc son côté référentiel et s’inscrit dans la lignée des histoires à vous retourner la tête d’une certaine science-fiction « à scénario ». Il en résulte un entrelacs d’arcs narratifs assez complexe, qui mêle psychologie, informatique, mystique et qui fait intervenir les choix du spectateur-acteur pour procéder à plusieurs mises en abyme différentes. Attachez vos ceintures s’il vous plaît.
Premièrement, Stefan est le concepteur du jeu vidéo Bandersnatch, adapté d’un roman éponyme, écrit par Jerome F. Davies. A ce titre, il est aussi le personnage principal du film interactif du même nom diffusé sur Netflix, inspiré par Lewis Caroll et Philip K. Dick, c’est-à-dire le film qui fait le sujet de cet épisode.
Pas besoin d’être voyant pour supposer qu’un lien est fait entre Stefan et Charlie Brooker le créateur et scénariste de Black Mirror depuis ses débuts. Deuxièmement Stefan est un personnage de fiction dans un film. Comme tous les personnages de film il est incarné par un acteur, Mike, qui perd le lien entre le réel et la fiction lorsque vous lui demandez de faire des choix qui sortent de son script. On le voit alors se faire recadrer par la réalisatrice du film. Or, Mike est lui-même un personnage fictif car l’acteur qui le joue (et qui joue donc Stefan) s’appelle en réalité Fionn Whitehead.
Troisièmement, enfin Stefan, Mike, Colin et les autres sont des personnages de fiction incarnés par des acteurs réels : Fionn Whitehead, Will Poulter, etc. C’est ce que vous, le spectateur-acteur ou la spectatrice-actrice, savez lorsque vous regardez un film, et lorsque vous cherchez justement à oublier qu’il s’agit d’un film en vous laissant embarquer par lui. C’est ce qu’on appelle la “suspension d’incrédulité”, et c’est cette suspension que le film malmène régulièrement en révélant sa nature de film. Par exemple lorsque Colin, après une prise de LSD, dit à Stefan « ils paient des gens pour jouer nos proches, nous droguent et nous filment. » Etonnante lucidité d’un personnage comprenant… sa nature de personnage.
Plus l’histoire avance, et plus Bandersnatch s’amuse avec les codes du cinéma, brisant le quatrième mur régulièrement, cette limite imaginaire qui sépare le spectacle du spectateur. Le vertige qu’il crée n’est pas sans rappeler les maîtres du genre, et notamment Philip K Dick lui-même qui, dans Substance Mort publié en 1977 et adapté au cinéma par Richard Linklater en 2006, mettait déjà en scène le personnage de Bob Arctor incarné à l’écran par Keanu Reeves, un flic toxicomane infiltré, contraint de se surveiller lui-même. Jusqu’ici tout va bien. Et tout au long de Black Mirror Bandersnatch votre propre participation est intégrée au récit, intradiégétiquement dit-on, comme une force, un destin, capable de mouvoir les personnages et de décider à leur place.
Vous êtes littéralement « de l’autre côté du miroir » et le vertige logique qui en résulte est très réussi. Stefan, seul à s’en rendre compte avec Colin, n’apprécie qu’à moitié. Mais à y regarder de plus près… la mise en abyme pourrait ne pas s’arrêter là. Bandersnatch n’est pas un film à fins multiples, mais un film à choix multiples. Aucune des décisions que nous pouvons être amenés à prendre ne provoquera jamais de fin prématurée, puisqu’il nous est toujours donné la possibilité de revenir à un embranchement précédent.
Les scènes sont alors résumées à l’accéléré pour reprendre le cours de l’histoire. Et bien sûr, le film s’en amuse. Bandersnatch se présente donc très élégamment comme une expérience ludique d’exploration, vers sa seule et unique fin, celle qui ne rembobine pas et débouche sur le générique. En parlant de son jeu, Stefan dira que les joueurs « ont l’impression d’être libres, mais [que] c’est [lui] qui décide de la fin. » Et c’est exactement la même chose dans le film dont il est partie prenante : vous avez l’illusion du choix, mais tout vous emmène - à peu de choses près - au même endroit.
Et quel endroit ! A la fin de Black Mirror : Bandersnatch, le jeu vidéo de Stefan n’est jamais paru, devenant une sorte de jeu maudit et oublié de tous. On voit alors Pearl Ritman, la fille de Colin (qu’on aperçoit bébé dans une autre timeline, scénariste du vingt-et-unième siècle reprenant le travail de Stefan pour en faire un film interactif sur Netflix. Un nouvel effet de réel saisissant, puisque le film qu'on est en train de regarder est effectivement sur Netflix.
L’histoire s’arrête là. Les autres potentialités sont reléguées à d’autres réalités non retenues dans le vaste multivers. Cette fin nous révèle pourtant un indice subliminal important volontaire ou pas : quel que soit les choix que l’on fait, tous les chemins mènent à Netflix. Dans un excellent article pour The Verge, l’auteur et journaliste spécialiste des nouvelles technologies Jesse Damiani constatait avec amertume que la fiction interactive « by Netflix » pourrait préfigurer une nouvelle ère dans l’écriture de fiction en la connectant à une logique de collecte de données personnelles à l’usage de la plateforme.
Dans cette idée, Black Mirror : Bandersnatch peut être vu comme le prototype grandeur nature d’une nouvelle forme de « marketing programmatique » : c’est-à-dire un nouveau moyen de créer des données personnelles au plus près de l’utilisateur préalablement conditionné par la fiction à un certain nombre d’états émotionnels, et de lui adresser en même temps des messages publicitaires personnalisés très finement grâce à ces données. Bref, une forme particulièrement aboutie de « capitalisme de surveillance », pour reprendre le terme forgé par Shoshanna Zuboff et dont Hugues vous parlait dans notre précédent épisode. Il n’y a d’ailleurs pas de quoi s’étonner outre mesure, Netflix ayant toujours été connue comme une entreprise tournée vers la collecte et l’utilisation des datas, avant même de devenir productrice de contenus originaux.
Son algorithme de recommandation a d’ailleurs joué un rôle majeur dans son succès. C’est notamment cet algorithme qui permet à Netflix de cibler vos goûts en fiction de « microgenres », et de générer des miniatures personnalisées en fonction de ce que vous avez précédemment visionné et de pourquoi vous l’avez visionné. On sait depuis longtemps qu’une même série, ou film, sera promue avec une miniature différente selon que vous soyez fan de films d’horreur, de romances, de Keanu Reeves, de cuisine ou de science-fiction.
Comprendre les préférences des utilisateurs de manière très fine a toujours été un instrument essentiel pour fidéliser ces derniers sur la plateforme… et pour guider le planning de production des créations originales de la marque. La technologie n’est pas un ressort scénaristique de Black Mirror: Bandersnatch, mais elle est présente dans sa conception même. Développée pour le film, cette nouvelle infrastructure ludique avec les choix multiples permet d’élargir fortement la palette des données recueillies par Netflix sur ses abonnés. Car en guidant Stefan dans sa vie, apparemment au gré de votre fantaisie libre et non faussée, vous modifiez le cours du récit que vous regardez, bien sûr, mais surtout vous fournissez beaucoup d'informations sur vos préférences, votre état d'esprit à un instant T, votre façon de penser et l'impact qu'ont eu les scènes précédentes sur vous. Vous faites des choix sur le cours du récit, mais également des choix esthétiques non déterminants dans l’histoire comme quelle cassette mettre dans le walkman, quelles céréales manger au petit-déjeuner, etc.
Bref, vous choisissez pour Stefan, mais surtout pour vous-même ! C’est une nouvelle forme de « digital labor », pour reprendre le terme d’Antonio A. Casilli. En même temps que vous regardez une série sur Netflix, vous nourrissez activement le profil qu’elle entretient sur vous, vous nourrissez sa base de données et entraînez ses algorithmes de recommandations. Autant dire que vous co-construisez bien plus qu’une petite histoire, vous contribuez à créer ce qui donne sa valeur à la plateforme. Et en plus, vous payez pour ça. En postant cette vidéo sur Youtube, nous travaillons pour Google.
En la regardant, en mettant un pouce levé et un commentaire positif bien sûr vous travaillez pour Google. En jouant à Black Mirror : Bandersnatch nous travaillons tous et toutes activement pour Netflix. Et bien-sûr, ça n’est pas tout. Pour Jesse Damiani : « [Les choix esthétiques sont] normalement laissés au réalisateur. En les mettant dans les mains du consommateur, Netflix n'invite pas seulement les spectateurs à participer à la création du ton de la scène ; il demande aux spectateurs de choisir un produit par rapport à un autre. [...] Ces moments sont des opportunités pour Netflix de cibler ses utilisateurs avec de la pub
en même temps qu'il apprend d'eux. » En jouant à Bandersnatch, vous êtes exposés à des publicités réelles, des packagings réels, et vous interagissez en conséquence. Après avoir choisi de manger des Frosties au petit déjeuner, vous verrez une publicité pour cette marque sur la télé de Stefan. En choisissant le vinyle à acheter au magasin, vous l’entendrez plus tard dans la bande son. Et croyez bien que Netflix n’en perdra pas une miette. Stefan est un personnage, les publicités qu'il croise et les produits qu'il utilise dans le film n’ont rien de fortuit.
Ils sont là pour vous. Bref, ce sont des placements de produit interactifs plus ou moins bien maquillés. Contrairement à une enquête de consommation classique, qui est parfois rémunérée d'ailleurs, la fiction interactive à la Netflix permet de tester les réponses des utilisateurs en fonction de différents stimuli émotionnels qu’ils ont eux-mêmes contribué à créer. Black Mirror oblige, Bandersnatch est une œuvre viscérale, anxiogène, qui prend aux tripes et nous amène à faire des choix cruciaux parfois de vie ou de mort sous la pression des proches, des échéances professionnelles, des relations compliquées et des traumas anciens.
Toute une large palette de pressions. Ferons-nous les mêmes choix dans une scène apaisante ou stressante ? Vis-à-vis d’un personnage antipathique ou sympathique ? Avec une musique crispante ou stimulante en fond sonore ? Quels sont les impacts de la fiction interactive sur l’esprit du spectateur-acteur, et dans quelle mesure rendent-ils plus efficaces la pénétration des messages publicitaires ? L’ambiance d’une scène, la mort d’un personnage, la satisfaction que l’on peut ressentir lors de tel ou tel événement sont-ils des facteurs déterminants pour améliorer les messages subliminaux, les techniques de persuasion et le conditionnement émotionnel des foules ? En 2004, Patrick Le Lay qui était alors PDG du groupe TF1, choquait l’opinion en affirmant avec lucidité que la mission de son entreprise était de « vendre à Coca-Cola du temps de cerveau humain disponible. » Avec une technologie telle qu’utilisée dans Black Mirror : Bandersnatch, ce temps de cerveau humain disponible vendu aux annonceurs prend une dimension supplémentaire : celle de l’interactivité et de l’émotion ressentie suite à cette interactivité. Si vous trouvez ça manipulateur, souvenez-vous des mots de Reed Hastings, l’ancien co-PDG de Netflix et accessoirement membre du conseil d’administration de Facebook, c’est dire son attachement au respect de la vie privée lorsqu’il disait : « Lorsque vous avez une série que vous mourez d’envie de voir, et que vous finissez par rester éveillé jusque tard dans la nuit, ça veut dire que nous sommes en concurrence avec le sommeil. […] Et que nous gagnons ! » Or, l’histoire récente nous a déjà démontré ce qu’il y avait de dangereux au profiling psychologique en vue de manipuler les émotions des citoyens.
On se souvient du scandale mondial Cambridge Analytica, lors duquel les intentions de vote liées au Brexit et à la présidentielle américaine ont été sensiblement modifiées par la diffusion de contenus anxiogènes et parfois faux, auprès de milliers de personnes-clés aux Etats-Unis et en Angleterre. Netflix, comme Pornhub ou Spotify, vendent des marchandises émotionnelles sous la forme de contenus numériques consommables pour vous conditionner à un état émotionnel spécifique. C’est à dire, comme le définit la sociologue Eva Illouz qui est à l’origine du concept : « Par “marchandise émotionnelle” nous voulons […] dire que les marchandises sont conçues dans l’intention de créer des émotions et des affects […] et qu’elles sont consommées en tant que telles. » Avec la technologie interactive utilisée dans Black Mirror : Bandersnatch, la marchandise émotionnelle vous est vendue sous la forme d’un film fun, poignant et intellectuellement stimulant.
Quant à l’état émotionnel qui en résultera, votre réaction à cet état, les données que l’on pourra en produire, les enseignements que l’on pourra en tirer… ils seront une marchandise de choix à vendre à des annonceurs tiers. Avec ou sans votre consentement. Vous avez lu les conditions générales d’utilisation avant de les signer ? Il paraît que Netflix ne monétise pas les données qu’elle fabrique à partir de ses utilisateurs.
Au contraire de Youtube, par exemple, son modèle économique repose sur les abonnements payants. Pourtant, avec l’arrivée récente d’Amazon et Disney sur le très juteux marché du streaming vidéo, l’hégémonie de Netflix sur son secteur historique est plus que jamais menacée. Selon le site Statista, ce marché pourrait représenter la bagatelle de 137 milliards de dollars en 2027, pour un total de 1,6 milliard d’utilisateurs dans le monde, quand même.
Quand on sait que le marché de la publicité en ligne pèse environ six fois plus, et devrait s’élever en 2026 à 876 milliards selon le même institut d’études, il n’est pas absurde d’imaginer que Netflix cherche à doubler la concurrence en monétisant un peu, beaucoup, passionnément les données personnelles de ses utilisateurs. C’est-à-dire en les revendant à des annonceurs tiers. Trois parts, j'ai dit ! Ah oui, trois parts, gourmand ! Va ! Et ce n’est pas l’annonce, en 2022, d’un nouveau forfait moins cher incluant des publicités, qui contredira cette intuition. Ni d’ailleurs la sortie de Netflix Gaming en 2021. Ni enfin l’annonce d’Andy Weil, le vice-président de l’entreprise, du lancement prochain de nouvelles parutions interactives comme par exemple Cat Burglar, co-écrit par Charlie Brooker comme moteur de différenciation par rapport à ses concurrents. Dès lors, il n’est pas difficile d’imaginer Netflix se dédier largement à la fabrication de séries et de films sur-mesure, non plus comme des fins en eux-mêmes mais comme de nouvelles manières d’extraire des données personnelles à monétiser.
Avec la technologie interactive utilisée dans Bandersnatch, le film est capable de remplacer l’étude de marché, le placement de produit aves éventuellement avec des comparatifs multimarques, l’extraction de données, le ciblage marketing et l’étude comportementale, le tout multiplié par la connaissance très fine des profils d’utilisateurs et la possibilité de moduler leurs émotions grâce à la fiction. Et sans doute manque-t-on encore de recul et d’imagination pour envisager tous les débouchés possibles. Dans cette perspective, le film, la série, le jeu vidéo ne sont plus des fins en soi. Plutôt qu’une vision singulière, éventuellement étrange et située sur le monde, ils deviennent des « contenus » dédiés à l’atteinte de tel ou tel objectif commercial. Des assemblages morts-vivants et lisses d’assets multimédias interchangeables et optimisés.
Ils ne sont plus le produit à vendre, ils deviennent l’outil de vente. Inévitablement, cette transformation du statut de l’œuvre impliquera des films et séries compatibles avec les enjeux publicitaires des annonceurs, au risque de lisser toute créativité, subversion ou sous-texte pour plaire à une audience qu'il s'agira de conforter dans une batterie bien précise de sentiments et d'idées sur le monde, parce que ces sentiments et idées auront été jugés profitables à la plateforme et à ses clients. On évacuera toute réflexion politique pour se concentrer sur des relations père / fils purement individuelles au hasard dans un cadre doucement rétro parce que tout le monde aime les années 80, dans le but de créer un matériau éventuellement un peu sombre les thrillers plaisent beaucoup, mais surtout inféodé à la machinerie économique. Déjà que Netflix à la réputation de produire des contenus lisses, elle ne risque pas de devenir punk de sitôt.
Mais revenons à Black Mirror : Bandersnatch. Le film forme un triangle inédit : d’un côté le personnage qui découvre n’être qu’un personnage de série, surveillé et agit par le spectateur-acteur dans une réalité parallèle à la nôtre… ou peut-être dans notre propre passé ; d’un autre côté, nous, qui surveillons le personnage par l’intermédiaire d’un écran, et qui orientons ses comportements grâce à nos choix, en ne lui laissant aucune liberté ; il est obligé de faire ce qu'on dit. D’un dernier enfin Netflix qui utilise les données personnelles pour nous surveiller et influencer nos choix, comportements et émotions via la mise en scène, le placement de produit et le conditionnement émotionnel. Philip K. Dick, lui-même, référence évidente du film, n’aurait pas renié un tel dispositif. Alors que Stefan s’inquiète et s’adresse au plafond pour comprendre qui régit sa vie et prend les décisions à sa place, on peut décider de lui répondre en toute transparence « Je te regarde sur Netflix. »
Or ce message adressé à Stefan nous concerne tout autant. Car si lui n’est qu’un personnage joué par un acteur, nous sommes bel et bien espionnés pour de vrai. Mais c'est pourtant à nous que Bandersnatch, marionnettiste infernal, fait dire « je te regarde sur Netflix, je le contrôle, je prends les décisions à ta place. » Rien n’est pourtant plus faux. Le spectateur ne contrôle rien, et ne prend aucune décision pour Stefan. Tout est écrit à l’avance, et toute session de Bandersnatch tend mécaniquement vers une exploration quasi exhaustive.
Rien ne sert de choisir, l’histoire est toujours plus ou moins la même. D’ailleurs Colin ne s’y trompe pas lorsqu’on lui demande de se suicider, il répond en substance, pas de problème, « il y a d’autres timelines. » Tout ce qui doit arriver arrivera, les choix que vous ferez ne modifient rien, ils ne sont là que pour vous permettre d’explorer en même temps qu’ils vous explorent eux-mêmes.
Stefan a beau s’appeler « Butler » ce qui veut dire majordome en anglais, ce n’est pas nous qui le commandons. C’est littéralement l’inverse. Rappelons qu’il le dit lui-même en parlant de son jeu vidéo « ils ont l’impression d’être libres, mais c’est moi qui décide de la fin. » Pour nous il n’est qu’un personnage. Pour lui nous sommes la ressource à extraire.
Le film incarne à la perfection ce que Vincenzo Susca et Claudia Attimonelli, co-auteurs de l’essai Black Mirror et l’aurore numérique, paru chez Liber en 2020, appellent “la mise en scène de la catastrophe de notre temps.” “Le seul plaisir qu’on peut tirer du visionnage […] tient au fait de s’observer soi-même dans un état de chute perpétuelle.” En l'occurrence, dans une état de surveillance totale. Ultime mise en abyme ; nous vivons bel et bien dans un épisode de Black Mirror.
Et c’est la série elle-même, auparavant synonyme de regard incisif sur une certaine vision du futur, série qui passait pour la meilleure incarnation d’une forme de SF « consciente » à large audience, foncièrement technocritique et politique, qui sert aujourd’hui de tête de pont au capitalisme de surveillance le plus poussé et à la manipulation de masse des émotions. En Bandersnatch, Black Mirror est devenu exactement ce qu’elle dénonçait auparavant. Qu’il préfigure ou non le futur de l’entertainment à domicile, Black Mirror : Bandersnatch aura eu le mérite d’être un film très bien ficelé, très prenant, très cool à regarder et à vivre, très angoissant dans son histoire et plus encore dans ce qu’il pourrait préfigurer de l’avenir des plateformes de divertissement. Dans le jeu vidéo, la facial motion capture est déjà une technologie très au point, et qui devrait continuer à progresser. La génération automatique d’images, de texte, de vidéo et de tout autre type de contenus ne cesse de s’améliorer en même temps que s’améliorent les technologies de deepfake qui permettent d’intervertir les visages d’acteurs, l’habillage de tel ou tel élément dans un film, le décor et même de faire revivre virtuellement les acteurs morts. A ce titre, on peut avoir le tournis en imaginant l’imbrication de ces technologies avec une très fine capacité de personnalisation basée sur la connaissance et les choix des utilisateurs.
Que Black Mirror ait été choisi pour tester ces nouvelles technologies est à la fois logique, pertinent, et incroyablement cynique. On peut faire des choses magnifiques en jeu vidéo, en fiction interactive en général. Ne nous faites pas dire ce que nous ne disons pas.
Mais le rôle d’un film ou d’un jeu est-il de nous conforter dans notre bulle de filtre, notre vision du monde, nos choix et nos goûts pour nous inciter à les divulguer à des algorithmes indiscrets et à nous vendre leur prochain client ? Doit-on souhaiter ne consommer que des œuvres ripolinées expressément pour nous, choix après choix, aux couleurs de nos marques, acteurs et actrices préférées, de la musique que l’on écoute et des céréales que l’on bouffe le matin ? Au-delà de ce que ces œuvres prétendent nous dire, il est bon de comprendre ce qu’elles sont en tant que telles. Et si ces procédés venaient à se généraliser, et nul doute que l’idée est venue depuis longtemps aux mastodontes du secteur, l’avenir devrait nous amener à repenser notre rapport aux industries culturelles. A questionner notre consentement ou absence de consentement envers leurs modes de production, et sans doute à donner une valeur nouvelle à la production dite « indépendante ». Mais tout ça, bien sûr, c’est de la science-fiction. C’est la fin de cet épisode, nous espérons qu’il vous aura intéressé et donné des billes pour voir un peu au-delà du miroir. En attendant le prochain, n’oubliez pas de soutenir Blast si vous le pouvez.
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2023-04-16 07:54